just for you

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J’ai trente ans. C’est arrivé aussi violemment que mes premières règles, aussi vite qu’un ballon de baudruche éclate au contact d’une flamme. Je vais parler de ces dix années qui très rapidement nous éjectent de la vingtaine à la trentaine. Le début des marques du temps qui s’accrochent au visage, l’alcool triste des lendemains difficiles. Et comment les étudiant·e·s des Beaux-Arts joyeux·ses et fêtard·e·s finissent bouffi·e·s et au RSA dans les vernissages en bords de trottoirs. Qu’est-ce qui a loupé ? Y a-t-il vraiment une place pour les artistes dans cette société ? Ou comment une vocation s’évanouit en alcoolisme platonique et crises d’angoisse.

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DESSINE MOI UNE BITE

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J’ai vingt ans et je rentre aux Beaux-Arts de Saint Étienne. Mon sujet de prédilection est dès le départ la sexualité. Je remplis des carnets de queues tendues et de vagins mouillés. Je dessine des partouzes grandeur nature et recolle tous les livres de Martine ensemble pour en faire un livre porno. Je m’amuse énormément et ris fort au nez de mes professeurs machistes. Ces mêmes professeurs que je croise régulièrement aux fêtes étudiantes, essayant d’attraper au passage d’une élève éméchée un peu de sa bouche fraîche et innocente. Ma colère est maintenue haute grâce à certaines de leurs réflexions débiles telles que : « Y’en a marre de ces filles qui ont leurs règles ! » ou encore « Aujourd’hui on va modeler des pénis des bites, oui allez les filles ! Bah alors, on est timide. » J’écoute du punk et pense faire la peau à tous ces connards. Mais en attendant je me prends des cuites tous les jours et ne loupe jamais un cours de dessin le vendredi à 8 heures quitte à gerber aux chiottes dans la matinée.

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– FRAICHEUR EXISTENTIELLE – APPARTENANCES & DÉCADENCES

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J’ai passé quatre années à Saint Étienne des années d’ivresse folle et de fêtes révoltées, le pantalon sur les chevilles. Nous fumions 50 cigarettes du coucher du soleil au lever du soleil toujours ivres, souvent drogués. Ce sentiment agréable d’une vie intense et débraillée qui différait de la vie pénible et chiante de mes oncles et tantes. Le temps n’existe pas à ce moment-là. L’été arrive après le printemps, et je ne vois pas passer les hivers. J’ai trouvé un groupe, et un milieu : celui des intellectuel·le·s décadent·e·s, en plein romantisme de la projection de ce que c’est d’être artiste.

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MACHISTES BANCALS – DÉPRESSO-ARTISTO-BLANCO-FRUSTRATO-RASCISTES

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À vingt-trois ans, je suis en pleine force de mes capacités et décide de changer d’école après mon premier diplôme. Quitter cette province. Arriver en ville : Beaux-Arts de Lyon. Changement radical. Beaucoup de fil·le·s de bourges pour une fille de prolo comme moi. Ici mon imaginaire punk à la Bazooka ne passe pas vraiment. Ici c’est art conceptuel, sculpture, installation. Je regarde les gens parler trente minutes d’un tas de papiers sur le sol. Je ne comprends pas parce que pour moi l’art c’est s’adresser aux autres et porter un propos politique, engagé, actuel. Je commence à regretter amèrement mes vieux profs désespérés et alcoolos. Je m’adapte mal, mais j’ai avec moi cette énergie, cette jeunesse, cette colère, ces idéaux féministes. J’obtiens mon diplôme avec mention et tire fièrement ma révérence au monde de l’institution. Également à cette « école de la vie » qui emploie des intellectuels frustrés pour pisser sur nos baskets devant tout le monde sous prétexte que ça endurcit, à la non-place des professeurs femmes, pour qui c’est une lutte permanente d’essayer d’ouvrir la bouche parmi ces mâles bien en place depuis des lustres. Je ne fais pas le compte des professeurs hommes qui ont essayé de me baiser, par contre je me souviens de toutes ces jeunes recrues impressionnées par le discours de monsieur, se laissant aller à une romance destructrice et déséquilibrée. Haine salée aussi du manque de sensibilité politique qui règne dans ces écoles de blancs éduqués à produire des artefacts pour bourgeois sans ne jamais se préoccuper des alentours, sans ne jamais participer à une manifestation, mais se moquant volontiers du graphisme des enseignes de kebab et dénonçant le féminisme comme quelque chose de sale.

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J’AIMERAIS QUE TOUT LE MONDE AILLE SE BRANLER AILLEURS ET J’AIMERAIS RECOMMENCER À ME BRANLER

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J’ai vingt-six ans, et j’ai toujours bossé à côté de mes études. J’étais une des rares dans cette école à courir pour aller servir au restaurant le midi et donc à rester jusque tard à l’atelier, les autres ayant comme papa-maman des bons horaires de fonctionnaires. J’ai vingt-six ans et je me rêve artiste, poète, militante féministe. Je m’installe à Paris. J’accepte un job alimentaire de trente-cinq heures par semaine, payé au SMIC, CDD de quatorze mois. Chaque jour je marche sur les matelas des familles rom pour ouvrir la boutique dans le Marais (je suis seconde de responsable pour une marque « prestige » en gastronomie). Je n’ai pas de mutuelle car je suis embauchée en CDD. Je ne suis pas payée plus le week-end. Je me sens merdique. Petit à petit, j’écris moins et dessine moins. Je suis fatiguée et je me sens en grossier décalage quand je rejoins mes potes aux vernissages. Ma colère se transforme en tristesse. Quatorze mois passent (une éternité) : triomphante je fais la queue à Pôle emploi.

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FUCK FUCK FUCK FUUUUUUCK YOU

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Vingt-huit ans. Je suis artiste. J’ai des milliers de choses à dire. Je trouve une maison aux portes de Paris. On habite à six, une grande famille, un jardin, des grosses fêtes. Je suis polyamoureuse. J’écris, je lis, je voyage, je baise, beaucoup. Je bosse au black dans des restos pour l’argent de poche. Une fois le chômage terminé, je trouve un taf de barmaid, finalement qu’est-ce que je pourrais faire d’autre ? Je bosse à mi-temps, je choure dans les magasins. Mon système D est en place, je vis bien, toujours à Paris. Pour autant, une anxiété sourde se fait sentir. J’approche de la trentaine, c’est une bataille pour trouver des financements, exposer, tenir la route. La route de la réussite, de celui-celle qui arrive à vivre de ce qu’il-elle fait. Je suis une femme, blanche, avec les avantages que cela représente (par exemple trouver facilement du travail, ne jamais me faire soupçonner quand je vole dans les supermarchés). Engagée auprès de collectifs anarcho-féministes, je conserve avec moi la colère des grands jours. La lutte des classes, l’amertume de ces années d’études à côté de la plaque, pour se retrouver dans un milieu d’intellectuels construit pour les hommes.

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NO FUTUR – LE TEMPS PASSE TROP VITE

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J’ai trente ans et je suis dépassée par les événements. J’ai vingt projets en même temps. Aucun n’est rémunéré. Je suis au RSA. J’aime rejoindre mes potes aux vernissages où l’alcool est gratuit. Mais, que faire ? Ma vie est rock’n’roll et la pression sociale se fait lourde. J’écris, je dessine, je baise, j’ai des dizaines d’amis. Un collectif d’art. Un projet de maison d’édition et une boule d’angoisse est apparue dans ma poitrine. Une angoisse palpable, irrecevable, existentielle. J’ai trente ans et j’ai l’impression de dresser un bilan permanent de ma vie et d’habiter sous le regard des autres.

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TES YEUX SONT DES FLAQUES DANS LESQUELS JE PLAINTE

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Je suis au RSA, ce qui induit que je dois justifier de mon existence tous les trois mois afin que l’on me verse mon maigre pécule pour vivre. Je sais faire beaucoup de choses : des sites internet, écrire des bons textes érotiques, tenir une boutique, rédiger des articles, faire des cocktails, me servir d’une caisse, gérer un bar seule, faire des affiches, maîtriser tous les logiciels de la suite Adobe, faire du montage vidéo, organiser des événements, etc. J’ai trente ans et je continue à partir des bars sans payer et à voler dans les supermarchés.

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FRANCE CULTURE & LE MYTHE DU BON POÈTE

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J’écoute France cul souvent. On me parle de Rimbaud et de Baudelaire dans une brume romantique, la même qui a entretenu mes premières années d’artiste. L’indispensable (regard du) poète/artiste sur la société. Qu’en est-il aujourd’hui dans un pays de droite raciste et libérale ? Qu’en est-il aujourd’hui dans une société d’art contemporain sexiste et blanche? Il n’y a pas d’économie parallèle vivable parce qu’il n’y a pas de visibilité des marges, celles-là qui sont LA VIE, celles-là mêmes qui sont des minorités majeures. Parce qu’il n’y a pas de conscience politique. Parce que l’artiste contemporain nourrit le capitalisme et s’en gave en retour. Être une femme poète et féministe à l’heure actuelle française équivaut à la précarité ultime, aux jets de cailloux et à une parole limitée. La scène de la poésie contemporaine elle-même prise dans une spirale de pipis d’homme déjà bien territ-oralisée.

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OUVRIR LES VANNES ET NAGER JOYEUSES

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« Ouvrir la voix »* c’est dénoncer les faiblesses d’un système. C’est aussi généraliser une prise de conscience. Les écoles d’art sont des lieux importants et nécessaires à la création d’esprits singuliers et critiques. De plus en plus d’étudiant·e·s queer, gouine, trans, pédé déplacent l’autre en face, de plus en plus de professeur·e·s questionnent l’appropriation culturelle, le sexisme, le racisme, le classisme au sein de l’institution. Il est important de parler d’argent en école d’art et de remettre à leur place les personnes qui usent de paternalisme et de pouvoir. Il est essentiel d’aimer ce que l’on fait et d’habiter pleinement les lieux que l’on traverse. Il est urgent de considérer son corps comme le témoin politique d’une époque et d’investir les possibilités de transmission d’un point de vue nouveau et féministe.

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* Film documentaire de Amandine Gay, 2017.

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